Onze

Une cinquantaine de personnes étaient éparpillées sur la petite plage en contrebas des hautes falaises crayeuses. Il faisait trois degrés de moins sur la plage. Çà et là il y avait de petits feux et des radios. La mer était grise comme le dos d’un requin, l’écume blanche comme le ventre d’un requin. Nous avons retiré nos chaussures et pataugé dans le sable jusqu’à l’anse où Tina, Rick et Denny étaient assis autour d’un feu de bois flotté. J’ai senti quelque chose de pointu sous mon corps en m’asseyant. C’était l’une des bottes de Katy Dann.

Elle était avec Dominic quelque part dans les vagues, mais la brume des brisants nous empêchait de les voir. Ma première pensée a été pour le chien.

« Il est allé se balader sur la plage avec Jamie », a dit Rick.

Harriet s’est installée à côté de moi. En nous approchant, nous avions entendu leurs paroles et leurs rires, mais maintenant leur silence glacé semblait nous exclure. J’ai remarqué que Rick et Denny fumaient de l’herbe. Harriet aussi s’en est aperçue.

« Faites attention », elle leur a dit. « Le shérif patrouille sans arrêt sur cette plage. »

Ils ont souri comme des vieux sages.

« Tu veux un joint, Papa ? » a proposé Denny.

« Non, merci. »

« Et toi, Maman ? »

C’était ridicule, il aurait mieux fait de se taire.

« Ta mère ne fume pas d’herbe », j’ai dit. « Cesse donc de faire le malin. »

« Ce truc est du tonnerre de Dieu, Papa. T’es sûr que tu veux pas y goûter ? » « Non, merci. »

« Ça te fera pas de mal, vieux. »

« Écoute. J’ai fumé de l’herbe avant que tu sois né, à l’époque où une boîte de Prince-Albert pleine de marijuana coûtait quatre cents. »

« Ah, le bon vieux temps ! » il s’est moqué.

« Parle-nous de ça. » « Il n’y a pas grand-chose à raconter. L’herbe élargit la conscience des cerveaux ratatinés. Tu en as besoin parce que tu es un crétin. »

« Merci beaucoup. »

Il a écrasé sa cigarette dans le sable, enlevé ses chaussures et ses chaussettes, puis est parti vers la mer. Harriet le suivait des yeux avec un regard plein de pitié.

« Tu n’es pas très gentil », elle a dit.

Je me suis levé pour le rejoindre. Il s’est retourné en entendant les éclaboussures que je soulevais dans l’eau peu profonde, puis a continué le long de la plage. Je l’ai rattrapé et j’ai posé mon bras sur ses épaules. Il s’est dégagé violemment.

« Laisse-moi tranquille. »

« Excuse-moi. »

« Ça recommence, tu t’excuses encore. Tu t’excuses toujours après avoir insulté quelqu’un. Tu te débrouilles d’abord pour l’insulter comme du poisson pourri, et puis tu t’excuses. »

« J’essaie d’être honnête. »

« Honnête ! Tu es tortueux comme un serpent, tu ruses et tu magouilles pour que tout le monde file doux. Tu es le pire faux jeton que j’aie jamais rencontré. »

J’allais de nouveau m’excuser, mais me suis retenu à temps. Nous avons encore pataugé sur une cinquantaine de mètres, nos pieds blancs plongés dans la fine dentelle d’écume qui longeait le sable noir, puis nous sommes arrivés à une barque échouée un peu plus haut, couverte d’algues et entourée de débris en tous genres. Denny ne voulait pas de moi, mais je me suis obstiné tandis qu’appuyé contre le vieux bateau, il allumait une cigarette. Je ne savais pas quoi lui dire, il ne savait pas quoi me dire.

« Rentrons », j’ai proposé.

« J’en ai marre de toi, Papa. »

« Oh ? »

« J’aimerais que tu cesses de me traiter de crétin. Depuis mes premiers souvenirs, déjà au jardin d’enfants, tu me traitais de crétin. Pourquoi ne laisses-tu pas tomber ? »

« Okay. »

C’était peut-être l’effet de l’herbe. C’était peut-être un brusque éclat de colère, la nuit brûlante et les curieuses circonstances qui nous avaient réunis là. Peut-être voulait-il me dire ça depuis des années, sans jamais trouver l’occasion ou l’humeur adéquate, mais maintenant il le disait, et ses paroles ressemblaient à une déclaration soigneusement préparée qu’il avait gardée par-devers lui en attendant le moment propice.

« P’pa, t’es un mauvais écrivain. »

Ce ne pouvait pas être mon fils Denny. Ce devait être la marijuana, tout comme ç’avait été le vin avec mon père quand j’avais vingt ans. Il me maltraitait depuis des années, et le soir de Noël, excité par le vin, je l’avais défié. Nous nous étions battus devant la maison de North Sacramento, roulant dans la poussière, échangeant coups de pied, coups de poing et injures jusqu’à ce que les voisins nous séparent.

Le soir de Noël était donc revenu.

« Je crois que Maman écrit mieux que toi. J’ai lu tes romans. Ce sont de vieilles scies sentimentales à l’eau de rose, et je ne parle même pas de tes scénarios. »

« Les scénarios ne valent pas grand-chose », j’ai reconnu.

« Pourquoi es-tu devenu écrivain, P’pa ? Bordel, comment as-tu fait pour être publié ? »

« Oh, merde. Je ne suis pas si mauvais ! H. L. Mencken me trouvait plutôt bon. C’est lui qui m’a publié le premier. »

« Tu pues, P’pa, tu pues vraiment. »

« Le Tyran n’est pas un mauvais livre. Il a eu d’excellentes critiques. »

« Combien d’exemplaires en as-tu vendus ? »

« Pas beaucoup, mais ça a fait un assez bon film. »

« Tu l’as vu à la télé récemment ? »

J’ai préféré ne pas répondre. « Quoi d’autre ? »

« Encore une chose. Tu es un con. »

« Ça va, le compte est bon. »

Il a jeté sa cigarette et nous sommes retournés vers les autres.

« Ça fait un sacré bien de se sentir respecté par ses enfants », j’ai dit. « Merci pour toutes les bonnes choses que tu m’as dites ce soir. »

« De rien. »